Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LV
Jhesus Cristz, nostre salvaire

(Sermo. )
- vers 1265 -
( Sermon )

I

Jhesus Cristz, nostre salvaire,
Per salvar nasquet de maire;
Salut fes e mandet faire,
Car sel que la fai, l'atén.

1

Jésus Christ, notre sauveur,
pour sauver les hommes naquit d'une mère;
il fit leur salut et leur commanda de le faire,
car celui qui fait ce salut, le sien l'attend.

II

Aisso es grans cortezía
Qui salva que salvatz sía
Qui-ls autres a salut guía
Venir deu a salvamén.

2

C'est grande courtoisie
que celui qui sauve soit sauvé,
que celui qui conduit les autres à leur salut
puisse accéder à sa propre rédemption.

III

So es: qui la gen faillida
Viest e pais e los evida,
Sel jorn lor salva la vida
E de la mort los defén.

3

C'est ainsi: celui qui habille les infortunés,
qui les nourrit et les convie,
ce jour-là il leur sauve la vie
et de la mort il les défend.

IV

Car qui so non lor fazía,
Fams e fregz e malautía
E dolors los ausiría
En aissi, nostre vezén.

4

Car si on ne faisait pas cela pour eux,
la faim, le froid, la maladie
et la douleur les tueraient
ainsi, à notre vue.

V

E cel que ben o vol faire,
Can lor ven la pena a traire
Salva los e es salvaire,
Segon lo mien essién.

5

Et celui qui veut bien le faire,
quand il arrive à soulager leur peine,
il les sauve et mérite bien le nom de sauveur,
selon mon opinion.

VI

Per que hom que salut vòilha
De salut faire no-s tuòilha
E cora que salut cuòilha
Semen la primeiramén.

6

C'est pourquoi l'homme qui veut son salut
ne doit pas s'abstenir de faire celui d'autrui;
quel que soit l'instant où il doive cueillir ce salut,
qu'il le sème tout d'abord.

VII

Car qui vol cuilhir avéna
Premieiramen la seména,
E qui semena en péna
Aquel cueilh en jauzimen.
7

Car celui qui veut récolter de l'avoine,
auparavant il doit la semer,
et celui qui sème dans la peine,
celui-là récolte dans la joie.
VIII

--Aus tu que amas l'anóna
E deziras la coróna
Qui so que ama non dóna
So que dezira non pren.
8

-- Entends-tu, toi qui aimes le revenu de la terre
et qui désires la mitre du prélat ?
Celui qui ne donne pas ce qu'il aime
ne reçoit pas ce qu'il désire.
IX

--Aus tu, que as draps e péilhas
E vezes de freg verméilhas
Las gens, e claus tas auréilhas
A lor votz can-t van queren
9

-- Entends-tu, toi qui as étoffes et habits
et qui, voyant les gens rouges de froid,
fermes tes oreilles à leur voix
quand ils te vont implorant ?
X

Tu quers a Dieu mantas cauzas:
Fols iest car parlar l'en auzas.
Dieus ten sas aurelhas clauzas
A ta votz e no t'enten.
10

Tu demandes à Dieu maintes choses :
mais tu es fou d'oser lui en parler.
Dieu tient ses oreilles fermées à ta voix.
Il ne t'entend pas.
XI

Ainsso es mesura granda:
Qui non fai so que Dieus manda,
Que cant el a Dieu demanda,
Que si fadi 'eissamen.
11

Voici qui est parfaitement convenable:
si quelqu'un ne fait pas ce que Dieu commande,
lorsqu' à son tour il demande à Dieu,
il éprouve également un refus.
XII

Dieus nos demanda tot día
Can los paures nos envía,
E dis que qui lur daría
Demandes seguramen.
12

C'est Dieu qui tout le jour nous demande
quand il nous envoie les pauvres,
et il a dit que quiconque leur donnerait
pourra demander avec assurance.
XIII

Ja neguns homs que Dieu créza
Non amassara riquéza,
Que-l pïetatz e-l grinéza
Li fai despendre l'argen.
13

Jamais nul homme croyant en Dieu
n'amassera de richesses,
car la compassion et l'émotion
lui font dépenser son argent.
XIV

No-us cuidetz qu'en una plassa
Merces ab gran aver jassa,
Que l'avers la merce cassa
E-l merces l'aver despen.
14

Ne vous imaginez pas qu'en un même lieu
on puisse trouver pitié avec grand avoir,
car l'avoir chasse la pitié
et la pitié dépense l'avoir.
XV

Merces es causa tan larga
Que de ben faire no-s targa:
Aver e pecatz descarga
A son don cominalmen.
15

Pitié est chose si généreuse
qu'elle ne remet pas à plus tard le bien à faire:
de son avoir et de ses péchés
elle décharge tout ensemble son possesseur.
XVI

Merces vol-- e Dieus o manda--
Que hom son aver espanda
Lai on es nessieira granda,
E Dieus ren l'en per un sen.
16

Pitié veut - et Dieu le commande -
que l'homme répande son avoir
là où existe une grande disette,
et Dieu lui en rend cent pour un.
XVII

Dieus comanda c'om enténda
Sos comans e que-ls aprénda,
E totz sos vezis reprénda
Can n'aura conoissemen.
17

Dieu ordonne que 1'on prête attention
à ses commandements et qu'on les apprenne,
et que l'on reprenne tous ses voisins
quand on aura connaissance de leurs actes.
XVIII

C'aisel que lauza folía
E non blasma ni castía
Malvais faitz ni los desfía
Pecc' ab doble failhimen.
18

Car celui qui loue la folie,
qui ne blâme ni ne corrige
les mauvaises actions, qui ne les réprouve pas,
celui-là pèche par une double faute.
XIX

Per que cascus en sa vida,
Mentre que-l clartatz lo guida,
De l'obra que l'es cobida
Deuría obrar líalmen
19

C'est pour cela que, chacun en sa vie,
pendant que la lumière céleste le guide,
devrait travailler loyalement.
à l'œuvre qui lui est assignée.
XX

Car qui fai deslíal òbra
Segon c'a servit s'atròba,
E croi guizardon en còbra
E'n trai pena lonjamen.
20

Car si quelqu'un fait œuvre déloyale,
selon ce qu'il a mérité il se trouve placé.
Il en récolte une vilaine récompense
et en supporte longuement le châtiment.
XXI

--Aus tu, que cantas las messas
E que fas a Dieu proméssas
Si non son sanas tas péssas
L'obr'es a ton dampnamen.
21

-- Entends-tu, toi qui chantes les messes
et qui fais à Dieu des promesses ?
Si tes pensées ne sont pas pures,
cette œuvre te conduit à la damnation.
XXII

Qu'aquel que fai sacrifizi
No-s tanh que pens nuill mal uizi
Ni qu'en aquel poinch se fizi
Mas sol el sant sagramen.
22

Car celui qui célèbre l'eucharistie
il ne convient pas qu'il ait en pensée le moindre vice
ni qu'il mette sa confiance là-dedans
mais seulement dans le Saint Sacrement.
XXIII

--Aus tu, que as las grans tèrras
E per plus fas platz e guèrras
Dels tortz don manias ni fèrras
Rendras comt'al jutjamen.
23

-- Entends-tu, toi qui possèdes de grands domaines
et qui pour en avoir plus a recours aux procès, aux guerres ?
Tu maltraites les gens et portes le fer contre eux,
mais de ces injustices-là, tu rendras compte au jugement.
XXIV

Pos Dieus t'a donat ton viéure
E que cobeitatz t'eniéure,
Dretz es qu'a turmen te liéure
E que-t tola-l remanen.
24

Puisque Dieu t'a donné de quoi vivre
et que la convoitise t'enivre,
ce n''est que justice qu'il te livre au tourment
et qu'il te retire tout le reste.
XXV

--Aus tu, que tens las bailías
E que fas las simonías
S'enans la mort no-t castías
Pueis no-i as conseguimen.
25

-- Entends-tu, toi qui occupes les offices de bailli
et qui commets les simonies ?
Si avant la mort tu ne te corriges,
ensuite, tu ne pourras plus y parvenir.
XXVI

Pueis que ab enjan bailéias
Ab erguelh et ab envéias
Ves enfern cre que sopléias
Car fas l'obra falsamen.
26

Puisque tu gouvernes par l'intrigue,
l' orgueil et les convoitises
je pense que tu as dû faire allégeance à l'enfer
car c'est malhonnêtement que tu accomplis ta tâche .
XXVII

--Aus tu, que t'iest fatz legista
E tols l'autrui dreg a vista
Al partir n'er t'arma trista,
S'as forjujada la gen.
27

-- Entends-tu, toi qui t'es fait légiste
et qui bafoues ouvertement le droit d'autrui ?
Au moment du grand départ, ton âme en sera triste,
si tu as mal jugé les gens.
XXVIII

Pueis que dizes que dreg sabès
E per cobeitat t'entrabès,
En ifern crei que-t sotzsablès
Plus c'om que dreg non enten.
28

Puisque tu dis que tu connais le droit
et que par convoitise tu commets des faux pas,
je crois qu'en enfer tu t'enliseras
plus que l'homme qui n'entend pas le droit.
XXIX

--Aus tu, que gleiza govèrnas
E cobeitas e chaupernas
L'autrui dreg del tot t'enfèrnas
Si caritatz no-t defen.
29

-- Entends-tu, toi qui gouvernes l'église
et qui convoites et piétines le droit d'autrui ?
Tu te damnes complètement
si la charité ne te défend pas.
XXX

E si a tort escuménjas,
De tu meteis cre que-t vénjas,
Que non tainh las gens destrénjas
Mas tan can razos consen.
30

Et si tu excommunies à tort,
je crois que tu te punis toi-même,
car il ne convient pas que tu contraignes les gens
plus que la raison ne le permet.
XXXI

Qu'aquel sec vïa segura
Qu'en totz sos fatz met mesura,
Car caritatz e drechura
Lo condui a salvamen.
31

Car il suit une voie sûre
celui qui met en tous ses actes de la mesure.
Et, de fait, la charité et la droiture
le conduisent au salut.
XXXII

--Aus tu, que donas mezinas
E que jutjas las orinas
Si tas obras no son finas,
A tort gazainhas l'argen.
32

-- Entends-tu, toi qui donnes des remèdes
et qui examines les urines ?
Si tes consultations ne sont pas véridiques,
c'est injustement que tu gagnes l'argent.
XXXIII

Pueis que sabes de fizica
E non prezas una fica
Que-l bes t valh'e-l mals te gica,
Ta fals'obra te sobrepren.
33

Puisque tu es savant en médecine
et que tu ne prises pas une figue
que le bien t'assiste et que le mal t'abandonne,
ton œuvre mensongère te saisit.
XXXIV

--Aus tu, qu'en orde t'apaissas
E-t sojornas e t'engraissas
Pertz te si ta regla laissas
Ni fas fol captenamen.
34

-- Entends-tu, toi qui dans les ordres te repais
te reposes et t'engraisses ?
Tu te perds si tu délaisses ta règle
ou si tu as une folle conduite.
XXXV

Pus qu'a Dieu son vot non ténes
E qu'en tos faitz lo malménes
Dreitz es qu'a la mort o pénes
Si tot estas en coven.
35

Puisque tu ne respectes pas le vœu fait à Dieu
et que par tes actes tu l' insultes,
il est juste qu'à ta mort tu expies cela
quoique tu sois en un couvent.
XXXVI

--Aus tu, que fas toltas, tailhas
E-ls tieus confons e trebailhas
Las, non pensas doncx que failhas
Si no'n fas esmendamen.
36

-- Entends-tu, toi qui établis taxes et impôts,
et qui accables et tourmentes les tiens ?
Malheureux! Ne penses-tu donc pas être en faute
si tu n'en fais pas pénitence ?
XXXVII

Tu failhes en mantas guizas
Car tols als tieus ni-ls traspizas
E si tant es c'ara'n rizas
Encar n'auras marrimen.
37

Tu es en faute de multiples manières
car tu enlèves aux tiens et tu les méprises
et si tant est que cela te fasses rire
à l'avenir tu en seras bien chagrin.
XXXVIII

--Aus tu, que tens compras, véndas
Falsas, caresm'e caléndas
Tan qu'en aquel fag enténdas
T'arma enferna-s e ven.
38

-- Entends-tu, toi qui réalises achats et ventes frauduleuses,
en Carême comme à Noël ?
Tant que tu te livreras à ces trafics
ton âme sera en enfer, et à lui vendue .
XXXIX

Pus que tos vezis enganas.
Ab fals pes, ab falsas canas,
Dieus te met ab las soanas
Con fals denier c'om nonpren.
39

Puisque tu trompes tes voisins
avec de faux poids et de fausses mesures
Dieu te met avec les rebuts,
comme un faux denier que nul n'accepte.
XL

--Aus tu, que dizes lauzenjas
E que de mal dir desrénjas
Fort failhs si las gens blasténjas
Estiers per castíamen.
40

-- Entends-tu, toi qui dis des calomnies
et dont les médisances dépassent les bornes ?
Tu te trompes gravement si tu blâmes les gens
autrement que pour les réprimander.
XLI

Car si'n mal dir te confòrtas,
Fas que fols, si be-t depòrtas,
Que non tanh las gens remòrdas,
Car peccas i mortalmen.
41

Car si tu t'encourages à parler des autres en mal,,
tu te conduis comme un fou, même si cela t'amuse,
car il ne convient pas que tu tourmentes les gens.
En agissant ainsi tu pèches mortellement.
XLII

--Aus tu, que trop voles béure
E la nueg te colguas ieure
Tro-l dema non yest deslieure
Que as begut eyssamen.
42

-- Entends-tu, toi qui veux trop boire
et qui, la nuit venue , te couches ivre ?
Tu n'es pas soulagé jusqu'au lendemain,
où tu bois pareillement.
XLIII

E cant as la testa armada
De vil cor e la levada
Mot yest en fola balada,
Qu'escarnisson t'en la jen.
43

Et quand tu as la tête assortie
d'un cœur nauséeux avec l'envie de vomir
tu te trouves engagé en une bien folle danse
et les gens se moquent de toi pour cela.
XLIV

--Aus tu, que trop te enfrunas
De manjar e pauc enduras
Si'n est segle non dejunas
L'autre-t deu far espaven.
44

-- Entends-tu, toi qui te gaves de nourriture
et peu endures la faim ?
Si tu ne jeûnes pas en ce monde
l'autre doit te faire épouvante.
XLV

Car qui'n manjar non met témpre
E fai son dieu de son véntre
Dregz es que Dieus deseguéntre
Lo laisse al jutjamen.
45

Car celui qui ne fait pas preuve de modération à table
et fait de son ventre son dieu ,
c'est justice que Dieu, à l'avenir,
l'abandonne au moment du jugement.
XLVI

--Aus tu, que toles ni enblas
Las, con de paor non tremblas
Can prens l'autrui que no-l rendas
Mot as malvais ardimen.
46

-- Entends-tu, toi qui voles et qui dérobes ?
Malheureux! Comment peux-tu ne pas trembler de peur ?
Quand tu prends le bien d'autrui et que tu ne le rends pas
tu fais montre d'une fort méchante audace.
XLVII

Car erguelh fas e sobreira
Don t'arma sec avol fèira
E-l cors, si es qui-l n'enquèira,
Pot n'esser pendutz al ven.
47

Car tu affiches de l'insolence et de l'excès
et cela fait que ton âme fréquente une bien mauvaise foire
et ton corps, s'il s'en trouve un qui pour cela le recherche,
peut en être pendu au vent.
XLVIII

--Tu, qu'en azultrar enténdes
E gardas que no t'esméndes,
Pels crois delietz qu'i-t conséntes
Seras punitz malamen.
48

-- Toi qui n'as en tête que de commettre l'adultère
et prends bien garde de ne pas t'amender,
pour les jouissances inconvenantes que tu t'y permets
tu seras puni durement.
XLIX

Pos qu'en peccat te delèitas
E ton criator despèitas,
Aujas cal logier n'enpleitas:
Dolor, pena e turmen.
49

Puisque tu te délectes dans le péché
et outrages ainsi ton créateur,
écoute quel bénéfice tu en retires:
douleur, peine et tourment.
L

--Tu que renhas ab uzura,
Metes Dieu a no m'en cura,
Que so que-l gens paur'endura
Manjas e beves soven,
50

-- Toi qui vis en pratiquant l'usure,
qui mets Dieu en une place où tu n'as plus à t'en soucier,
qui manges et bois souvent
ce dont les pauvres doivent se priver.
LI

Pensa-t doncx, quan l'autrui bróstas
--Ab grans tortz, ab cortas sóstas--
C'uns jorns ve que so c'ajóstas
Ira tot cominalmen.
51

Pense donc, quand tu dévores le bien d'autrui
- avec de grandes injustices et de courts répits -
qu'un jour vient où ce que tu assembles
s'en ira en bloc.
LII

Aquel jorns deu far feréza
A sels que an cobezéza,
Car moble d'un engaléza
Auran li paure e-il manen.
52

Ce jour-là doit faire frayeur
à ceux qui ont de la convoitise,
car c'est d'un équipage de même espèce
que disposeront pauvres et riches.
LIII

Aquel jorns es de cossire
Can Dieus trac per nos martire,
E-l jorns c'om mor, al ver dire,
C'abdui portan espaven.
53

Il est à prendre en considération
ce jour où Dieu endura pour nous le martyre,
et de même le jour où l'on meurt, à dire vrai,
car tous les deux suscitent l'épouvante.
LIV

E si d'aquestz dos membrava
Az hom e el en pensava
La vertat ni pueis peccava
Be-l tenretz per negligen.
54

Et si l'homme se remettait en mémoire
ces deux jours et s'il réfléchissait
à leur vérité et puis péchait encore,
vous le tiendrez vraiment pour coupable.
LV

--Aus tu, quez as ren destruchas
Las monedas que trabuchas,
Per un denier que n'estuchas
En tols X a l'autre gen
55

-- Entends-tu, toi qui rognes quelque peu
les monnaies que tu pèses
et pour un denier que tu en rengaines
en voles dix à autrui ?
LVI

Sitot ho fas a presensa
E no prenes penedensa
Tu cairas en la sentensa
De Dieu pair'omnipoten.
56

Bien que tu pratiques cela au grand jour
et ne fasses pas pénitence,
tu tomberas sous la sentence
de Dieu le père tout-puissant.
LVII

Non par c'aia de Dieu cura
Ni c'ame fe ni drechura
Qui franh la leial mesura
E la malvaiza consen.
57

Il ne semble passe soucier de Dieu
ni aimer la bonne foi et la droiture
celui qui fausse la mesure légale
et admet la mauvaise.
LVIII

--Aus tu, que siest laoraire
E que siest malvais bolaire
Plus lag falhes c'autre laire
Si mens terras ni renden.
58

-- Entends-tu, toi le laboureur
qui déplaces les bornes ?
Tu pèches plus vilainement qu'un autre larron
si tu fausses terres et revenu.
LIX

Car si l'autrui dreg cobéitas
E laissas las vias dréitas,
Pertz ti e plus non espléitas
Car tot ira soptamen.
59

Car si tu convoites le bien d'autrui
et pour cela abandonnes les voies droites,
tu te perds et tu ne profites de rien de plus
car tout s'en ira subitement.
LX

-- Aus tu, que tos jornals lòias
E pueis del obrar t'enòias
A la mort cre que t'en còias
S'as falsat ton covinen.
60

-- Entends-tu, toi qui loues tes journées
et puis t'ennuies de travailler ?
A la mort, je crois qu' il t'en cuira
si tu n'as pas respecté ton engagement.
LXI

C'us quecs segon sa manieira
Deu far obra drechurieira
E si sec aital carièira
Pot vieure alegramen
61

Car chacun selon sa manière
doit faire œuvre juste
et s'il suit telle route
il peut vivre dans l'allégresse.
LXII

Car sel que-l ben e-l mal pasta
D'aquel hom mais l'obra tasta:
Pero-l bens creis e-l mals gasta,
E pot chauzir qui ben pren.
62

Celui qui pétrit le bien avec le mal
fait une œuvre bien hésitante.
Toutefois le bien ennoblit et le mal dégrade
et ainsi il peut faire son choix, celui qui examine bien.
LXIII

Car Dieus nos mostr'e'ns ensénha
C'on ab vertat se capténha
E qu'a cadaun sovénha
Cal son li sieu mandamen.
63

Car Dieu nous montre et nous enseigne
qu'on doit se conduire avec vérité
et que chacun ait en tête
quels sont ses commandements.
LXIV

Doncx pensa ti tas fazéndas
E fai de tos tortz esméndas
E non cobeita grans réndas
Ni-ls bens d'aquest mon dolen.
64

Donc, réfléchis sur tes actions passées
et fais réparation de tes torts.
Ne convoite pas de grands revenus
ni les biens de ce monde misérable.
LXV

Car renda ni manentía
Ni tot quant es ni ja sía
Non val ren ses la paría
Del rei pair' omnipoten.
65

Car ni rente ni richesse
ni tout ce qui est et sera jamais
ne vaut rien sans la compagnie
du Roi PèreTout-Puissant.
LXVI

Doncx pos las vanitatz vézes
D'aquest mon, per que non crézes
Aquel que fo mortz e préz es
Pel nostre deliuramen
66

Donc, puisque tu vois les vanités de ce monde,
pourquoi ne crois-tu pas
celui qui mourut
et est le prix de notre délivrance ?
LXVII

Qu'el te mostra doas vías.
E potz chauzir, se vezías,
E si la meillor non trías
Ta clartatz no-t val níen.
67

Car il te montre deux routes
et tu peux choisir - si du moins tu savais voir -
et si tu ne distingues pas la meilleure,
ton intelligence ne te sers à rien.
LXVIII

Doncx ben hiest fols si non gardas,
Cant t'apasticas ni-t lardas,
Que tu mezeuses non t'ardas
Ni-t metas el fuec arden.
68

Donc, tu es bien fou et il te faut prendre garde,
en t'engraissant et en t'entrelardant comme une volaille,
de ne pas toi-même te brûler
et te mettre au feu ardent.
LXIX

Tu que-ls deleitz del mon vòles,
Homs o femn'e ren no-t dòles
De tos tortz, cor que trascòles
Auras ir'e marrimen.
69

Toi, homme ou femme, qui veux les délices du monde,
et n' en éprouves aucun remords,
si tard que tu trépasses,
tu auras tristesse et chagrin.
LXX

Pensa-t doncx, can ti sojórnas,
Don moguis ni on que tórnas,
Cum sobremal t'arm' enfórnas
En trebaill et en turmen.
70

Pense donc, quand tu te divertis,
d'où tu es venu et où tu retournes,
et de quelle vilaine façon tu précipites ton âme
dans la peine et le tourment.
LXXI

Mas cobreras si-t castías,
Sol dezesperatz no sías,
Que Dieus ti vol si-l volías
E as mot bon partimen.
71

Tu gagnerais davantage en te corrigeant,
pourvu que tu ne sois pas désespéré,
car Dieu veut de toi si tu voulais de lui,
et c'est pour toi un choix très profitable.
LXXII

E pos ta patz podes faire,
Que atendes doncx, pecaire
Que-lmort z no-t sostara gaire
Anz te penra soptamen.
72

Et puisque tu peux faire ta paix,
qu'attends-tu donc, pécheur ?
car la mort ne t'accordera guère de sursis
mais elle te prendra subitement.
LXXIII

Estai doncx en penedénsa
Et aias ferma crezénsa
E reten en sovinénsa
Sel que-t formet de níen.
73

Sois donc en état de pénitence,
aie ferme croyance
et garde présent à l'esprit
celui qui te forma du néant.
LXXIV

Dieus te fes a sa semblansa
Membre-t doncx la cros e-l lansa
E-l trebaill e-ill malanansa
Qu'el trais pel tieu garimen.
74

Dieu te fit à sa ressemblance;
souviens-toi donc de la croix et de la lance
et du tourment et de la détresse
qu'il supporta pour ton salut.
LXXV

Las, ben mot ti pot retraire
Le senhers qu'es caps e paire
Que dels tieus tortz fo penaire
E sofri mor e turmen.
75

Malheureux! Il peut grandement te reprocher,
le seigneur qui est notre chef et notre père,
que de tes torts il fut l'expiateur
et souffrit mort et tourment.
LXXVI

Pensa-t doncx en ton coratge,
Mentre que hiest el passatge,
Pos per te mes tan car gatge,
Que segas son mandamen.
76

Songe donc en ton cœur,
pendant que tu te trouves en ce passage,
puisqu' il donna pour toi un gage d'une telle valeur,
à suivre son commandement.
LXXVII

Dieus non vol sias toleire
E vol crezas ton prevéire
Que-ils bens que-t mostra deus créire
Senes tot corrompemen.
77

Dieu ne veut pas que tu sois voleur
et il veut que tu croies ton prêtre,
car les biens qu'il te montre tu dois y croire
sans aucune altération.
LXXVIII

Aias merce e larguéza
E renha ab leialéza
E gurp tort e avaréza
E tot fals perpauzamen.
78

Aie de la pitié et de la générosité,
agis avec loyauté
et abandonne l'injustice et la cupidité
ainsi que toute mauvaise intention.
LXXIX

Et apres, s'en aissi rénhas,
Ni tant en tos faitz t'estrénhas,
Segurs siest c'a la mort vénhas
Ves Jhesu Crist que t'aten.
79

Par la suite, si tu te conduis ainsi
et que tu ne retombes pas dans l'erreur
tu es sûr, lorsque tu mourras ,
de venir vers Jésus-Christ qui t'attend.
LXXX

Preguem doncx Dieu, que-ns apana
E pres per nos carn humana,
Que-ns don far via sertana
Com tengam ves lui breumen.
80

Prions donc Dieu, qui nous donne du pain
et qui pour nous voulut s' incarner,
qu'il nous accorde de faire bonne route,
pour que nous puissions bientôt marcher vers lui .
LXXXI

E preguem sa dousa maire
Que-ns razone e-ns esclaire
Ab son filh e ab son paire,
Tan per que siam jauzen.
81

Et prions sa douce Mère
qu'elle nous disculpe et nous purifie,
auprès de son Fils et avec son Père,
qu'ainsi nous parvenions au suprême bonheur .
LXXXII

E tug digam, en amén,
Grasias al seinhor valén,
Que el nos gart del tormén
D'enfern orible e pudén:
Amén.
82

Et tous, finalement ,
rendons grâces au seigneur tout-puissant,
pour qu'il nous garde du tourment
de l'enfer horrible et puant :
Amen.

NOTES: Ce très long "sermon" (la plus longue pièce de P.C.) n'était certainement pas chanté mais était plus certainement déclamé avec peut-être une petite ritournelle musicale d'accompagnement entre chaque quatrain.
Avec ses dix-huit apostrophes initiales "-Aus-tu...?" qui s'adressent par ordre croissant du prêtre à l'évêque puis par ordre décroissant allant jusqu'au journalier, la pièce développe deux thèmes: l'exhortation à la charité et à la justice et la réflexion sur les péchés et la nécessité du repentir.
La formule strophique a'a'a' b est très ancienne. La rime "b" en -en est répétée comme en refrain 82 fois. La rime "a" change à chaque quatrain mais il y a sept strophes dans lesquelles il n'y a qu'une assonance.( Strophes 20, 28, 41, 44, 45, 46, 48 )
Cette satire douce et noble a fait classer ce long poème vers la fin de la carrière de Cardenal à une époque de sa vie où il s'efforçait à produire des textes empreints d'amour chrétien..
 
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