Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XII
Aquesta gens, cant son en lur gaiéza

(Sirventes )
- vers 1205 -
( Sirventès)

I

Aquesta gens, cant son en lur gaiéza,
Parlon d'amor e no sabon que s'és;
Quar fin' amors mou de gran lialéza
E de franc cor gentil e ben aprés,
E el cuion de luxuria
E de tort que bon ' amors sía;
Mas en derrier o poiríam vezér
Que lur amor viron en mal volér.

1

Ces gens-là, quand ils sont gais,
parlent d'amour mais ils ignorent ce qu'il est.
Car le pur amour procède d'une grande loyauté
et d'un cœur franc, noble et bien appris,
alors qu'eux croient que le bon amour
vient de la luxure et de la perversité ;
mais finalement nous pourrions bien voir ceci :
qu'ils changent leur amour en mauvais vouloir.

II

Cort cug qu'ieu sai qu'es corta de largueza,
Ab cortz servirs, ab cortz dos, ab cortz bes,
Ab cort' amor et ab corta franqueza,
Ab cortz perdos et ab cortas merces;
E cort ab corta cortezía
E ab corta dousa paría,
E quar son cort li joi e li plazer
Per aquo deu lo nom de cort aver.

2

Je crois que je connais une cour qui est courte de largesse,
avec de courts services, de courts dons et de courts biens,
un amour court et une courte générosité,
de courts pardons et de courtes grâces,
une cour avec une courte courtoisie
et une courte affabilité,
et puisque les joies et les plaisirs y sont tous courts
elle a bien mérité le nom de ...cour.

III

Mas ieu quier cort que -s descort ab cruzeza
E que s'acort ab totz fis fais cortes,
E qu'en plan pres puei per plana proeza
E, quan que cost, sus sía son conques;
E cort de mil amicx amía
On fals ni francx non s'afadia,
Ab que s'acort la valors ab voler,
E-l gaugz ab dreg e-l donars ab dever.

3

Mais moi je réclame une cour qui s'oppose à la grossièreté
une cour qui s'accorde avec tous actes parfaits et courtois,
qui accède à la vraie valeur par la prouesse accomplie
et a de nobles desseins, quel qu'en soit le prix,
une cour de mille amis amie,
dans laquelle ni le fourbe ni le loyal, n'éprouve de refus,
pourvu que la valeur s'accorde avec le vouloir,
la joie avec le droit, et le don avec le devoir.

IV

Qui men soven e vol que hom lo creza
Ab gent ses sen lauzara si metes,
Que-l ven despen en luec d'autra riqueza
Don pren níen sel cui ren a promes :
Egal li val oc que fadía,
Que-l qual qu' aital mercadaría
D'enjan penran aisso podon saber :
Cujan, auran nïen al cap del ser.

4

Celui qui ment souvent et veut qu'on le croie,
avec des gens privés de sens se louera lui-même,
car il dépense le vent des paroles à la place d'autre richesse,
alors, celui à qui il a fait des promesses ne recevra rien :
un accord ou un refus, pour lui, c'est du pareil au même!
ceux qui accepteront semblable marchandise
de tromperie peuvent savoir ceci :
trop crédules, ils n'auront rien au soir de leur vie.

V

Que fan l'enfan d'aquella gens engleza
Qu'avan no van guerreiar ab Frances?
Mal an talan de la terr' Engolmeza
Tiran iran conquistar Gastines.
Ben sai que lai en Normandía
Dechai e chai lur segnoría
Quar los garsos vezon en patz sezer :
Antos es tos qui trop pert per temer.

5

Mais que font donc les fils de cette nation anglaise
au lieu d'aller en avant guerroyer contre les Français?
Ils ont peu envie de la terre angoumoise
et c'est à contrecœur qu'ils iront conquérir le Gâtinais!
Je sais bien que là-bas en Normandie
déchoit et tombe leur seigneurie
parce que l'on voit les valets d'armes rester assis en paix :
le jeune roi est honteux de ce qu'il perd par manque de témérité.

VI

Lo pros dels pros me plazería
E-l mal dels mais, si s'avenía
Qu'en tal ostal estau matin e ser
On, vuelh que-m vuelh, ai trastot mon voler.

6

Le profit des preux me serait chose agréable,
ainsi que le dam des méchants, s'il advenait,
car je me trouve en telle demeure matin et soir
où, quoi que je veuille, j'obtiens tout ce que je désire.


NOTES: Double satire, l'une oppose un idéal moral d'amour (fin' amors) et de vie courtoise, à une réalité moins glorieuse, l'autre exprime la désillusion des adversaires méridionaux de Philippe-Auguste devant l'inaction et les retards de leur allié Jean-Sans-Terre.
La cour grossière de Jean-Sans-Terre y est constamment opposée à celle, raffinée, de Raimon VI. (La strophe 3 en offre vraiment une vision idéale).
Texte faisant partie des "Tròces causits" (voir Bibliographie)
 
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