Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XIII
A totas partz vei mescl' ab avarésa

( Sirventes )
- vers 1235-1237 -
( Sirventès )

I

A totas partz vei mescl' ab avarésa
Gerra, per q'ieu vueilh far un serventés,
Qar ab gerra non s'eschai cobeésa,
E qar li croi Ric on malvestatz es
Son avar gerreian tot día
E negus ren no donaría
Pero cascuns volgra, con que-s pogés,
L'autrui conqerre, ab que ren no i mesés.

1

Je vois partout l'avarice à la guerre mêlée,
c'est pourquoi je veux faire ce nouveau sirventès,
parce qu'il me semble que guerre et convoitise ne s'accordent pas.
Les mauvais Riches tout imprégnés de méchanceté
sont toujours des batailleurs avares
et pas un d'entre eux ne donnerait quelque chose.
Chacun de ceux-là voudrait pourtant- si possible -
conquérir le bien d'autrui, si cela ne lui coûtait rien.

II

Cascus enten en aver gran richesa
L'uns de l'autre, tan enfruns segles es,
Mas en honor, en pretz ni en proesa
No fan forsa li croi Ric mal apres.
Mas cascus casar si volría
De l'autrui, mas ren no i metría.
E qan moron, perdon rendas e ces
E riqesas e tot zo q'an conqes.

2

Chacun compte obtenir grande richesse
aux dépens de son prochain, si insatiable est cette époque,
Mais pour ce qui est de l'honneur, de la valeur et de la prouesse,
ce n'est guère le souci de ces vilains Riches mal appris.
Bien au contraire chacun voudrait s'approprier
le bien d'autrui, mais sans rien dépenser.
Et quand ils meurent, ils perdent rentes et cens
et richesses et tout ce qu'ils ont conquis.

III

Dieus! qan mal es els crois Rics terra mesa,
Qe ill veston gen e manjon a despes,
E qan parentz qe-ill aion pren vilesa,
L'uns per l'autre no metrían poges
Mais mantenen qi-ls en cresía
Plag aunit o trega en penría.
Aital conseilh donan tot a pales
Li Ric malvatz q'istan en Gapenses.

3

Dieu! comme la terre est injustement soumise aux vilains Riches,
car ils s'habillent avec élégance et mangent à grands frais,
et quand un de leur parent subit quelque malheur ,
l'un pour l'autre ils ne dépenseraient pas le moindre denier,
mais sur-le-champ qui les en croirait
accepterait un arrangement déshonorant ou une trêve.
C'est tel conseil que donnent ouvertement
les mauvais Riches du Gapençais.

IV

Lo segles es tot camjatz en malesa,
Que-l Rics malvatz avars vel c'onratz es
E-l pros Paupres envelitz per pauresa;
E-l crois Voutitz ten poder totas ves,
E-l leal, larg ses maïstria,
Tenon per fol qar no-s desvía,
E per savis usuriers e borges
Cels qi volon cobrar qatre per tres.

4

Ce siècle s' est totalement dégradé,
car le mauvais et avare Riche je le vois honoré
alors que le preux Pauvre est avili par sa pauvreté.
L' Inconstant abject détient toujours le pouvoir
et le Loyal, à la générosité sans égale, passe pour fou
parce qu'il ne s'écarte pas du bon chemin,
et on tient pour prêteurs sages et bourgeois
ceux qui veulent recouvrer quatre pour trois.

V

Si tortz fos dretz ni enjans lealesa,
Ni tolres dars ni largz peccatz merces,
Ni amta honors ni cobeitatz largesa,
Als crois Malvatz fora-l segles ben pres;
Qu'en els a tant de vilanía,
D'ergueilh, de mal, de felonía,
De totz mals aips qe, si mals fosa bes,
Part totz agran il croi Ric pretz conqes.

5

Si Tort était Droit et Tromperie Loyauté,
Enlever Donner et grave péché chose méritoire,
Si Honte était Honneur et Convoitise Largesse,
les ignobles Mauvais règneraient à bon droit sur le monde ;
car en eux il y a tant de vilenie,
d'orgueil, de mal, de félonie,
enfin de toutes mauvaises qualités que, si le mal était le bien,
les vilains Riches auraient acquis du prix au-delà de tous.

VI

En Gapences am ginosía.
Fa hom dos seinhors en un día
E li ginos desfizan totas ves
Qant an fag mal apres dos jors o tres.

6

En Gapençais avec perfidie
on fait deux seigneurs en un jour;
les fourbes désavouent toutefois
tout le mal qu'ils ont fait après deux ou trois jours .


NOTES: Texte obscur à plus d'un endroit. Sirventès "de circonstance" inspiré par un comportement peu glorieux de certains seigneurs du Gapençais ?
Si les allusions devaient être compréhensibles à l'époque, l'événement "inspirateur" est (fort heureusement) tombé dans le grand gouffre de l'oubli. Le sirventès mériterait presque de l'accompagner; il est malgré tout sauvé (difficilement) par quelques vers (aux strophes 4 et 5), mais P.C. a dit la même chose plus clairement dans bien d'autres pièces.
 
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