Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XIV
Atressi com per fargar

( Sirventes. )
- vers 1212-1213 -
( Sirventès )

I

Atressi com per fargar
Es hom fabres per razó,
Es hom laires per emblar
E tracher per tració
Que d'aquel mestier qu'om fai
Li aven us noms e-I n'eschai,
Que tal en sai -que, s'om o auzes dire,
Per so c'a fag for' apellatz traïre.

1

De même que parce qu'il forge,
un homme est à juste titre appelé forgeron,
il est nommé voleur parce qu'il vole
et traître en raison de sa traîtrise.
Selon le métier que l'homme fait,
il lui revient un nom qui lui correspond.
Pour ma part, j'en connais un, qui, si on osait le dire,
pour ce qu'il a fait, pourrait sans conteste être appelé traître.

II

En Velai si fan joglar
Del saber de Gainelo;
Per que es dig qu'om si gar
Si co-l proverbis despo
Ja no-t fizar en Velai
Ni en clergue ni en lai,
Qu'un pauc retrai -al premier trabustire
Que fes Cayms, don avem auzit dire.

2

En Velay se forment des jongleurs
habiles dans la science de Ganelon.
Aussi est-il dit que l'on y prenne garde,
ainsi que l'exprime le proverbe :
"En Velay ne fais jamais confiance
ni au clerc ni au laïque".
Cela fait penser un peu au premier mauvais coup,
celui que donna Caïn et dont nous avons tous entendu parler.

III

Ben es fols qui cuia far
Aisso que anc fach non fo;
Qu'en cug trachors chastiar
E treball m'en en perdo,
Que si Dieus non los deschai
Mais n'er que d'anhels en mai.
Que quan l'us trai - ab fatz et ab aucire
L'autre ab ditz e l'autre ab escrire.

3

Il est bien fou celui qui croit réussir à faire
ce qui jamais ne fut fait.
Et moi qui crois sévir contre les traîtres
je me démène en pure perte,
car si ce n'est Dieu qui les anéantit
il y en aura bientôt plus que d'agneaux en mai.
Quand l'un trahit par des actes ou des crimes,
l'autre trahit avec des paroles et l'autre avec des écrits.

IV

Quan trachor troba son par,
D'aquel fai son compainho,
Qu'a tracion apastar
An ops trachor e gloto.
E quan l'us traïs desai
E l'autre traïs delai,
E quan l'us vai - l'autre fai lo martire,
Quan l'us lassa, l'autre-s pensa l'albire.

4

Quand un traître trouve son pareil,
de celui-là il fait son compagnon,
car, pour entreprendre une trahison,
traîtres et autres misérables sont parfaitement indispensables.
Quand l'un trahit par-ci, l'autre trahit par-là,
quand l'un passe son chemin, l'autre massacre,
et quand l'un se lasse, l'autre imagine déjà la prochaine perfidie.

V

Trachor solí'om cassar
E penre coma lairo,
E aras lo ten hom car
E'n fai sescalc o bailo;
E si gran prelatz i chai
D'un fort gran trachor verai,
A hom esmai - que-l puesca el luoc assire
Qu'en sía donz e segner e regire.

5

C'était autrefois la coutume de chasser le traître
et de le pendre comme un voleur,
mais maintenant on le tient tellement en estime
qu'on en fait un sénéchal ou un bailli.
Et si un grand prélat, au passé de fort grand traître avéré,
y arrive par malheur,
on va se donner beaucoup de mal pour l'établir au mieux en ce lieu
afin qu'il en soit maître, seigneur et gouverneur.

VI

Sirventes, ades t'en vai
On que-t vols e digas lai
Qu'a mi non plai - tracïos ni traïre,
Qui-s vol m'en am e qui-s vol m'en aïre.

6

Sirventès, sur le champ,
pars où tu voudras et fais savoir
que ni trahison ni traître ne me plaisent,
qui veut m'en aime, qui veut m'en honnïsse.


NOTES: Ce sirventès est peut-être dirigé contre un évêque du Puy ( Bertrand de Chalencon ) qui aurait conduit un contingent de croisés de la région du Puy à Béziers. C'est l'hypothèse (fort bien étayée) de Lavaud, mais d'autres commentateurs ont envisagé d'autres personnages, en particulier Arnaud Amalric, abbé de Cîteaux et légat du pape.
 
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