Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

L
De sirventes faire no-m tuèill

(Sirventes. )
- après 1250 -
( Sirventès )

I

De sirventes faire no-m tuèill
E dirai vos razon per qué;
Qar azir Tort, aissi com suèill
Et am Dreg, si con fis ancsé.
E qui qu'aia autre tezòr,
Ieu ai leialtat en mon còr,
Tan qu'enemic m'en son li desleial,
E si per so m'aziron, no m'en cal.

1

Je ne peux m'empêcher de faire des sirventès
et je vais vous dire pourquoi :
c' est que je déteste Tort, comme vous le savez,
et que j'aime Droit, et il en fut toujours ainsi.
Et qui que ce soit qui ait un autre trésor,
moi j'ai ma loyauté au cœur ,
ce qui fait que les déloyaux deviennent mes ennemis
et si pour cela ils me haïssent, peu m' importe.

II

On plus d'omes vezon miei hueill
E mens pretz las gens e mais me,
Et on plus los siec pietz lur vueill,
Et on mais los aug meins los cre,
Et on plus intr'en lor demòr
Mens ai de plazer en mon còr;
Que s'ieu pogues viure de mon captal
Ja non volgra sezer a lor fogal.

2

Plus mes yeux voient d'hommes
moins j'estime les gens et plus moi-même,
et plus je les fréquente, plus je leur en veux,
et plus je les entends, moins je les crois,
et plus j'entre dans leur demeure,
moins j'ai de plaisir en mon cœur.
Ah! si seulement je pouvais vivre de ma fortune,
je ne viendrais certes pas m'asseoir près de leur foyer.

III

Dels ricx malvatz barons mi dueill
Quar son tan de malvestat ple;
Mal m'es que la mortz no-ls acueill,
E pietz quar vida los soste,
E mal m'es, qan malvatz hom mòr,
Car la malvestatz qu'a el cor
Non mor ab el tot ensems per egal,
Que non restes ab son fill a l'ostal.

3

Les riches et mauvais barons me désolent
parce qu'ils ont tant de méchanceté en eux
qu'il me déplaît que la mort ne les accueille pas,
et pire encore que la vie les supporte.
Il m'est désagréable aussi qu'à la mort d'un méchant
la méchanceté qu'il a au cœur
ne meure pas avec lui, sur la même lancée,
au lieu de rester avec son fils en leur maison.

IV

Manta carta vei e mant fueill
On trop escrig que si conte:
Que hom azir tort et ergueilh
E laisse-l mal e fassa-l be;
Mas trastotz lo mons d'or en òr
A virat l'al re en son cor:
Que hom laisse lo ben e fassa-l mal
E-l dreg azir et am lo tort mortal.

4

Sur maint papier, sur maint feuillet
je trouve écrit comment l'homme doit se conduire:
il est dit qu'il doit détester le tort et l'orgueil,
qu'il doit laisser le mal et faire le bien.
Mais le monde entier, d'un bout à l'autre,
a traduit le contraire en son cœur :
qu'on laisse le bien et qu'on fasse le mal,
qu'on déteste le droit et qu'on aime le tort mortel.

V

Ben camja civada per jueill
E tiriaca per vere
Et anguila per anedueill
Qui laissa Dieu per auol re.
Tant vai trassios a vil fòr
Que si l'hom que plus n'a el cor
La trazía en ple marcat venal
No-l daría hom mezalha del quintal

5

Il change vraiment avoine pour ivraie
antidote pour poison
anguille pour orvet
celui qui abandonne Dieu pour un méprisable objet.
Trahison est à si vil prix
que si l'homme qui en a le plus au cœur
la mettait en vente en plein marché
il n'en obtiendrait pas un demi-denier du quintal.

VI

Trachor, si vos triga, no-us mòr
Que-l malvestatz qu'avetz al cor
No vos mene a fort malvat ostal:
Qu'anc non fon us que non anes a mal.

6

Traîtres, si cela vous tarde, je ne veux surtout pas empêcher
que la méchanceté que vous avez au cœur
ne vous mène en un repaire fort peu recommandable,
car jamais l'un de vous n'a pu éviter de mal finir.


NOTES: Un sirventès datant de la fin de la carrière de P.C. où le poète exprime une fois de plus sa lassitude à voir Tort triompher de Droit. Sa vision désabusée des gens, son aveu de pauvreté (st.2) en font une pièce assez pathétique.

Un des manuscrits rajoute une cobla ( à insérer après la strophe 5 ? ) à l'attribution incertaine. Peut-être ne s'agit-il que d'une imitation, mais un très léger doute subsiste:

Major mercat es que de juell
De lialtat cascum ho ve;
Tu l'as si-l vols et ieu si-l vuell
Vist anc tan gran mercat de re
Lialtat es az aital for
Con voler vol dedins son cor
Quel voler fay son seynhor tot aytal
Sis vol lial ho sis vol deslial.
C'est un marché plus grand que celui de l'ivraie,
celui de la Loyauté. Chacun le voit.
Tu l'as si tu la veux , comme moi.
Vis-tu jamais si grand marché de nulle chose?
La Loyauté est à tel prix
que veut la Volonté dans son coeur,
car la volonté fait son maître tout ainsi:
s'il veut loyal, ou s'il veut déloyal.

Idée générale: on peut acquérir plus facilement de la loyauté (il suffit de le vouloir) que de l'ivraie au marché (où on n'en trouve guère).
 

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