Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LXXX
Una ciutatz fo, no sai cals

(Faula. )
- vers 1260 -
( Fable )

I

Una ciutatz fo, no sai cals,
On cazet una plueia tals
Que tug l'ome de la ciutat
Que toquet foron dessenat.

1

Il y eut une ville, je ne sais laquelle,
où tomba une pluie telle
que tous les habitants
qu'elle toucha devinrent fous.

II

Tug desseneron mas sol us
Aquel ne escapet, ses plus:
Que era dins una maizo
On dormía, quant aiso fo.

2

Tous perdirent la raison, excepté un seul.
Celui-là en réchappa
car il était dans une maison
où il dormait, quand cela eut lieu.

III

Aquel levet cant ac dormit
E fo se de ploure gequit,
E venc foras entre las géns.
E tug feron dessenaméns:

3

Quand il eut bien dormi il se leva
et quand il eut cessé de pleuvoir,
il vint dehors parmi les gens
et vit que tous faisaient des folies:

IV

L'uns ac roquet, l'autre fon nus
E l'autre escupi ves sus
L'uns traïs peira, l'autre astèlla,
L'autre esquintet sa gonèlla.

4

L'un était en chemisette, l'autre était nu,
un troisième crachait en l'air,
l'un lançait des pierres, l'autre des morceaux de bois,
celui-ci déchirait sa tunique,

V

E l'uns ferit e l'autre enpéis,
E l'autre cuget esser réis
E tenc se ricamen pels flancx,
E l'autre sautet per los bancx.

5

certains se frappaient et se bousculaient,
un autre se figurait être roi
et se tenait fièrement les mains sur les hanches,
celui-là sautait à travers les étalages.

VI

L'uns menasset, l'autre maldis,
L'autre juret e l'autre ris,
L'autre parlet e non saup qué,
L'autre fes metolas desé.
6

Tout cela menaçait,
injuriait, jurait, riait,
un parlait sans savoir ce qu'il disait,
un autre encore faisait sans arrêt des grimaces.
VII

E aquel qu'avia son sén
Meravillet se mot fortmén
E vi ben que dessenat són.
E garda aval et amón
7

Et celui qui avait gardé son bon sens
s'émerveilla très fort
car il avait bien compris qu'ils étaient tous devenus fous.
Il regarda en bas, en haut, de tous côtés
VIII

S'i negun savi n'i veira,
E negun savi non i ha.
Granz meravillas ac de lór,
Mas mot l'an il de lui majór
8

pour tenter d'apercevoir une personne sensée
mais il n'en vit aucune.
Tous ces gens l'étonnaient beaucoup,
mais eux, étaient bien plus étonnés encore de lui
IX

Que-l vezon estar suau mén.
Cuidon c'aia perdut son sén
Car so qu'il fan no-l vezon faire.
A cascun de lor es veiaire
9

en le voyant rester là tranquillement.
Alors, ils croient qu'il a perdu le sens commun
parce qu'ils ne le voient pas faire ce qu'ils font.
A chacun d'eux il semble en effet
X

Qu'il son savi e ben senat,
Mas lui tenon per dessenat.
Qui-l fer en gauta, qui en còl.
El no pot mudar no-s degòl.
10

qu'ils sont sages et bien sensés,
mais lui ils le tiennent vraiment pour fou.
Alors on le frappe, l'un à la joue, l'autre au cou,
il ne peut s' éviter de tomber.
XI

L'uns l'empenh e l'autre lo bota.
El cuia eusir de la róta:
L'uns l'esquinta, l'autre l'atrai
El pren colps e leva e quai.
11

L'un le pousse, l'autre le heurte;
il croit pouvoir sortir de la cohue,
mais l'un le tire, l'autre l'entraîne,
il reçoit des coups, se relève, retombe.
XII

Cazen levan, a grans' scambautz,
S'en fug a sa maizo de sautz,
Fangos e batutz e mieg mòrtz,
Et ac gaug can lor fon estòrtz.
12

Jeté à terre, remis sur pieds, à grandes enjambées,
il s'enfuit en toute hâte à sa maison ,
couvert de boue, battu et moitié mort,
mais bien content de leur avoir échappé.
XIII

Aquist faula es per lo món:
Semblanz es als homes que-i són.
Aquest segles es la ciutatz,
Quez es totz plens de dessenatz.
13

Cette fable met en scène le monde:
elle est à la ressemblance des hommes qui y vivent.
Le temps présent, c'est la ville,
car il est lui aussi tout plein d'insensés.
XIV

Que-l majer sens c'om pot avér
Si es amar Dieu e temér
E gardar sos comandaméns
Mas ar es perdutz aquel séns.
14

Le plus noble sentiment que l'on puisse avoir,
c'est bien d'aimer Dieu, de le craindre
et d'observer ses commandements,
mais de nos jours cette sagesse est perdue .
XV

Li plueia sai es cazeguda:
Cobeitatz, e si es venguda
Un' erguelhoz'e granz maleza
Que tota la gen a perpreza.
15

La pluie qui est tombée ici-bas
c'est Convoitise, aussi en est-il advenu
une grande et orgueilleuse méchanceté
qui a saisi tous les gens.
XVI

E si Dieus n'a alcun gardat,
L'autre-l tenon per dessenat
E menon lo de tomp en bilh
Car non es del sen que son ilh.
16

Et si Dieu en a préservé un seul ,
alors les autres le prennent pour un insensé
et le traitent sans ménagement
parce que sa façon de penser est différente de la leur.
XVII

Que-l sens de Dieu lor par folía,
E l'amix de Dieu, on que sía,
Conois que dessenat son tut,
Car lo sen de Dieu an perdut.
17

La sagesse de Dieu leur paraît folie,
mais l'ami de Dieu, où qu'il se trouve,
sait bien, lui, qu'ils sont tous insensés,
parce qu'ils ont perdu le sens de Dieu.
XVIII

E ilh, an lui per dessenat,
Car lo sen del mon a laissat.
18

Et eux, ils le tiennent pour un insensé,
parce qu'il a abandonné l'esprit du siècle.

NOTES: Cette fable (la seule de l'œuvre de P.C.) se place vers la fin de la carrière du poète et résume son état d'esprit qui est fort désenchanté... Le thème vient peut-être d'un conte venu d'Inde mais Cardenal se l'approprie totalement en assimilant la pluie qui rend fou à Cobeitat, la convoitise, le désir de posséder qui est à l'origine de toutes les injustices et du dérèglement de ce siècle. Le sage et solitaire ami de Dieu est Cardenal lui-même évidemment qui, plus d'une fois, a dû avoir l'impression de prêcher dans le désert!...
Guilhem Montanhagol (œuvre composée entre 1233 et 1258) dans sa chanson "Non estarai..." présente, au passage, une version légèrement différente de celle de P.C. (le sage, ici, a "su" se mettre à l'abri mais finalement il rejoindra les autres et se laissera aller lui aussi à la folie) Mas d'amor tem qe-l si'a far aissi, Per malvastat qe vei part pretz prezar, Com al savi fo ja qe-s saup triar De la ploia qe-ls autres enfolli, Per qe lui sol tenio-l fol per fat, Tro qe viret son sen ab lur foldat E anet s'en en l'aiga ad enfollir! (Comme le sage qui sut éviter la pluie qui rendit fous les autres...jusqu'à ce qu'il troque son bon sens pour leur folie...)
Texte souvent choisi pour figurer dans les anthologies.
 
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