Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

III
S'ieu fos amatz o amès

(Chanso)
- vers 1204 -
( Chanson )

I

S'ieu fos amatz o amès
Eu chantera qualque vés,
Mas car aisso non í és,
Eu non sai de que-m chantès.
Pero en cor èi
Que, si a Deu plai,
Questa ves essai
Consi chantarèi
De m'amí quan l'aurèi.

1

Si j'étais aimé ou si j'étais amoureux,
j'aurais bien des occasions de chanter,
mais comme cela n'est pas le cas,
me voici bien ennuyé pour trouver
le sujet de ma chanson...
Alors j'ai en tête cette fois
d'essayer, s'il plaît à Dieu,
de voir comment je chanterai ma mie ,
lorsque j'en aurai une...

II

Lo plu fis drutz qu'anc nasquès
For'eu, si amia agués,
Que, ja plazer no-m fezés,
Eu fora sos homs adès.
Qu'una ves amèi
E per aisso sai
D'amor consi vai,
Ni com amarèi
Autra ves, quan mi volréi.

2

Si j'avais une amie, je serais le plus fidèle amant
qui jamais ne naquit.
Même si elle ne me donnait aucun plaisir
je serais pour toujours
son homme dévoué.
Pour avoir aimé autrefois
je sais comment il en va de l'amour
et comment j'aimerai la prochaine,
quand je le voudrai.

III

Amors, qui la semenès,
Nasquera aitan espés
Que d'un grat n'agra hom trés
E d'un plazer mais de dès,
E vint d'un donnéi ;
E d'un jai verai
Nasqueran cent jai,
Tro-m disses : eu n'èi
Mil tanz que non semenèi.

3

Si l'on pouvait semer l'Amour,
il pousserait de façon si dense
que d'un simple agrément on en obtiendrait trois,
et d'un plaisir bien plus de dix,
et au moins vingt galanteries pour une seule.
D'une joie vraie
naîtraient cent joies
jusqu'à ce que l'on puisse dire
que l'on a récolté mille fois sa semaille.

IV

Dompneis es tornatz atres,
Que li pros e li cortés
N'an los mals, e-ill croi los bés;
Que qan donpnas an bon près
Volon qu'om pros prèi
E fan al savai;
Lo fals n'a : " lo fai "
E-l fis : " lo farèi ";
Per qu'eu lor lauzor non èi.

4

Cependant, Galanterie a bien reflué,
puisque ce sont maintenant les preux et les courtois
qui ont d'elle les maux alors que les mauvais
en ont tous les bienfaits.
Des dames de grande réputation
veulent que l'homme preux supplie pour obtenir
ce qu'elles accordent si facilement au plus vil .
Pour le fourbe c'est " D'accord ! ", pour le loyal c'est "On verra ...".
Aussi, moi, n'ai-je pas leur approbation.

V

D'ar mantas, falsas en pès,
Fan estar los descortés
E dan penas totas vés
Als leials amanz confès;
Per qu'om lor deu fréi
Metre, quar s'eschai
Que aion esmai.
Ieu dic las qu'eu sèi :
De las falsas vos dic uèi.

5

Désormais on voit maintes dames,
fausses en pensée, qui souvent donnent
du bien-être aux discourtois
et du tourment aux amants loyaux et dévoués.
Voilà pourquoi il faut mettre un frein à ces caprices ,
car il convient qu'elles éprouvent quelque désarroi.
Je ne vous parle aujourd'hui ici
que de certaines que je connais bien,
de celles que l'on peut dire trompeuses.

VI

Mas ges non lur nèi
Qu'el mal qu'om en trai
Son plazer verai
A home qui prèi
Ab tam fi cor com ieu èi.

6

Je ne peux nier pour autant
que les tourments qu'elles nous font endurer
deviennent des plaisirs authentiques
pour un homme qui supplie
avec un cœur aussi sincère que je l'ai moi-même.


NOTES: Jugement de Vossler (1916) "Une telle courbe de balancement entre le désir et la renonciation... suppose qu'on est par le coeur un vétéran, par l'imagination encore un tout jeune homme."
 
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