Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XXXV
Un sirventes fauc en luec de jurar

(Sirventes. )
- vers 1235 - 1237 -
( Sirventès )

I

Un sirventes fauc en luec de jurar
E chantarai, per mal e per feunía,
De malvestat que vei sobremontar,
E decazer valor e cortezía.
Qu'ieu vei als fals los fis amonestar,
E als lairos los leials prezicar,
E-l desviat mostron als justz la vía.

1

Je fais un sirventès en guise de malédiction
et je chanterai, dans mon irritation et ma fureur,
sur la méchanceté que je vois triompher,
tandis que déchoient la valeur et la courtoisie.
Car je vois les fourbes admonester les gens honnêtes,
les larrons sermonner les loyaux,
et les dévoyés montrer la voie aux justes.

II

Enganatz es fols hom en son cuiar:
Qu'ieu cuiava que engans e bauzía
Fezes son don decazer e baissar,
Et ara-l sors e-l creis e-l multiplía.
Meravilh me s'anquar no van raubar,
Pus malvestat ama hom e ten car
E leialtat ten hom a fantaumía.

2

La folie de l'homme égare son esprit ,
et je croyais aussi que la tromperie et la perfidie
faisaient déchoir et rabaissaient leur maître.
Mais, à présent, elles le rehaussent, le font croître et le multiplient.
J'en suis à m'émerveiller de n'être pas encore volé,
puisque l'on aime et l'on chérit la malhonnêteté
et que l'on tient la loyauté pour une chimère.

III

Glotz en perier non vol vezer son par,
E li clerc an aquella glotonía
Qu'en tot lo mon non volrian trobar
Home mas els que tengues senhoría;
Que-l feiron leis per terras guazanhar,
Com poguesson creisser e non mermar:
Ades fai pro un petit de bailía.

3

"Glouton sur son poirier ne veut pas voir son pareil ",
et les clercs, eux, ont telle gloutonnerie
qu' ils ne voudraient trouver dans le monde entier,
aucun homme en dehors d'eux détenant seigneurie;
car ils ont fait des lois pour gagner les terres,
de façon à toujours s'accroître et à ne jamais s'amoindrir :
un peu plus de puissance fait toujours du profit.

IV

A tantas mas vei clergues assaiar,
Que totz lo mons er lur, cuy que mal sía.
Quar el l'auran ab tolre o ab dar,
O ab perdon o ab ypocrizía,
O ab absout o ab escuminjar,
O ab prezicx o ab peiras lansar,
O el ab Dieu o el ab diablía.

4

Je vois les clercs, de multiples façons, s'efforcer
de prendre possession du monde entier en dépit des protestations. Ils l'obtiendront pourtant, par vol ou par don ,
par indulgence accordée ou par promesse hypocrite,
par absolution ou par excommunication,
par prédications ou par actions de guerre,
et sinon ils l'auront bien, eux, avec Dieu ou avec les Diables.

V

En Bostía, digatz m'a N'Azemar
Que, si se vol defendre de clersía,
Mielhs qu'en lur fag se gart en lur parlar,
O si que non en badas s'armaría.
Qu'el trazon so don hom no-s pot gardar,
Que quant autre fan enganas fargar,
Et el engans per major maistría.

5

Maître Bostia, dites de ma part au seigneur Adhémar
que, s'il veut se défendre contre les clercs,
il prenne garde à leur langage, plus encore qu'à leur façon d'agir
sinon c'est en vain qu'il s'armerait.
Car ils lancent des traits qu' on ne peut esquiver,
et quand les autres font forger des flèches,
eux, ils forgent des ruses avec la plus grande virtuosité.

VI

Jeu non aus dir so que el auzon far,
Car ans rascas non amet penchenar
Ni el home qui lor dan lur castía.

6

Je n'ose pas dire tout ce qu' ils osent faire,
car jamais teigneux n'aima l'action du peigne
et eux n'aiment pas non plus celui qui leur reproche leurs péchés.


NOTES: Le jongleur Bostia(s) était déjà cité dans le sirventès XXI (Qui se vol...) qui fustigeait l'avidité des clercs et les prieurs batailleurs. Il était envoyé au Dauphin du Viennois. Ici, il est envoyé à "seigneur Adhémar" comte de Valentinois et de Diois également pour qu'il se garde des clercs avides, de leurs agissements et de leurs propos.
Ces deux sirventès ont dû être écrits hors de Toulouse, à la prière du Dauphin d'Auvergne.

A la strophe 3 deux lectures (ayant chacune un sens) sont possibles suivant les manuscrits:
Glotz emperier
(=empereur avide) ou Glotz en perier (=glouton en poirier). Cependant Lavaud privilégie la deuxième. A l'appui de son choix, le proverbe occitan moderne qui dit: "Gloton en cosina, son par non desira" (Glouton en cuisine ne peut supporter son pareil). Et deux proverbes; l'un italien, l'autre espagnol, sur le figuier, qui sont eux aussi voisins du texte de P.C. "Quando il villano è sul fico, non conosce ne parento ni amico" et "En el tiempo del higo, no hay amigo".
Texte faisant partie des "Tròces causits" (voir Bibliographie)
 
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