[ SOMMAIRE ]

La Courtoisie insurgée
Essai sur Pèire Cardenal


(4) " Une cour de mille amis amie " (1204-1222)

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1204-1208

1204: Un Petrus Cardinalis est signalé comme secrétaire (scriba) à la chancellerie de Raimon VI. Il s'agit, de toute évidence, de notre auteur qui va rapidement remplir auprès du comte bien d'autres fonctions: poète de cour surtout mais aussi propagandiste de la politique comtale et peut-être ambassadeur ou négociateur secret.

A Toulouse il va retrouver d'autres poètes avec lesquels il va devoir se mesurer: Raimon de Miraval, Aimeric de Peguilhan, Aimeric de Belenoi, Gui de Cavaillon, Gausbert de Puycibot, Adémar le Noir et bien d'autres.

On sent, dans quelques unes des pièces datées de cette époque, la compétition que doit livrer le jeune poète avec ses pairs déjà "en cour", et, essentiellement avec le plus célèbre d'entre eux, Raimon de Miraval.

Très vite cependant, Cardenal va, heureusement, faire ses preuves et s'affranchir de cette rivalité pour suivre sa voie propre. De cette première période, 1204-1208, période "d'adaptation" à la vie toulousaine en quelque sorte, il nous reste une quinzaine de pièces.

Dans le sirventès XII-Aquesta gens... (daté de 1205) il définit fort bien l'impression que lui fait la cour comtale en ces débuts de séjour toulousain:

Mais moi c'est une cour
qui soit en désaccord avec la grossièreté
que je réclame,
une cour qui s'accorde au contraire
avec tous actes parfaits et courtois,
qui accède à la vraie valeur par la prouesse accomplie
et a de nobles desseins, quel qu'en soit le prix,
une cour de mille amis amie,
dans laquelle ni le fourbe ni le loyal, n'éprouve de refus,
pourvu que la valeur s'accorde avec le vouloir,
la joie avec le droit, et le don avec le devoir.

Cette "cour de mille amis amie" (et le pays qui la permet), restera dans son souvenir, après la tourmente, comme l'archétype de la civilisation..

1209-1222:

La Croisade contre les "Albigeois" le surprend et avec lui toute la société dans laquelle il évolue. Il devient alors un des principaux poètes de la Résistance en écrivant des sirventés enflammés.

De cette période datent certainement les pièces : LXXIV-Tartarassa ni vòutór, XXXIII-Tan vei lo segle cobeitos , XXXIV-Un estribot farai..., XVII-Falsedatz e demezura, pour ne citer que les plus connues.

Lui le chrétien sincère, lui l'occitan patriote, identifie fort bien l'ennemi, ou plutôt les ennemis: le clergé dévoyé d'une part et d'autre part, la soldatesque française.
Les œuvres de cette triste période sont truffées de ces véritables cris de rage lancés contre les forces grossières qui écrasent si brutalement la brillante civilisation d'oc:

Contre le clergé d'abord:

Bonnes gens, voyez quelle voie / le clergé nous va montrant : / méchanceté et luxure, / trafic, fraude et tromperie (cobla XLI )

Leurs actes sont fourbes et leurs discours inspirés , / avec une voix mielleuse et un coeur mauvais. / Moi je crois qu'ils sont messagers d'Antéchrist (sirventès XXXVII)

Ni la buse, ni le vautour / ne sentent aussi vite la chair puante / que les clercs et les prêcheurs / ne sentent où est le riche. (sirventès LXXIV - Tartarassa ni vòutór)

Contre les Français (qualifiés de "bevedor", buveurs, XVII):

Je les juge bien insensés ces Apuliens et ces Lombards / ces Longobards et ces Allemands / s'ils veulent les Français et les Picards / pour seigneurs et pour interprètes / car tuer injustement / est pour ceux-ci un divertissement, (sirventès XX)

A présent est venu de France / cet usage de n'inviter / que ceux qui ont en abondance vin et blé / et de ne plus avoir de relations avec les pauvres gens / et que celui qui donne le moins / soit celui qui se montre le plus / et de choisir pour chef un grand trafiquant / d'élire le traître et de destituer le juste. (sirventès XVII)

C'est encore dans ce magnifique sirventès XVII (Falsedatz e desmezura) que l'on va trouver le parfait résumé de ce qui est en train de se passer: Fausseté et Démesure / ont livré bataille avec Vérité et Droiture / et Fausseté l'a emporté.

Cardenal a particulièrement bien vu que cet écrasement s'accompagnait d'un très net recul de la "merce" sociale". Ces vertus de merce et de largueza sont à la base de l'éthique troubadouresque et elles s'opposent à tort et avareza que la nouvelle civilisation impose.
C'est pour cela que son engagement "national" est si fort.
C'est pour cela qu'il encense Raimon VI : Comte Raymond, duc de Narbonne et marquis de Provence, votre valeur est si grande qu'elle embellit le monde entier.

C'est pour cela encore qu'il se réjouit de la pendaison du comte Baudoin, frère utérin de Raimon VI, passé dans le camp de Simon de Montfort (son engagement à Muret avait été décisif pour l'issue de la bataille) et capturé en mars 1214:
Il est juste que je me réjouisse / que je sois joyeux et gai / que je dise des chansons et des lais / et que je déploie un sirventès / car la loyauté a vaincu la fausseté. / Il n'y a pas longtemps / que j'ai entendu rapporter / qu'un redoutable traître / a perdu son pouvoir et sa force. (sirv. LXIX)

*

De cette période, également, les fameux trois sirventès dirigés contre Estève de Belmon: XVI-D'Esteve de Belmon, XXVI-Un sirventes trametrai, XXVII-Un sirventes ai en cor.

Le poète devenu toulousain semble cependant ne jamais avoir rompu toutes relations avec sa famille. Il pouvait aussi avoir conservé des intérêts au Puy. En 1211 ou 1212 il a dû composer pendant ou peu après un séjour au Puy les trois sirventès contre Estève de Belmont, clerc et sans doute chanoine de la cathédrale.
Plus tard (voir L'afar del comte Guio) il parle du pillage de Chamalières et du Monastier probablement après avoir entendu (au Puy ?) les doléances de l'abbé du Monastier.
Ses attaques répétées contre les clercs et les mauvais barons du Velay font qu'on ne conçoit guère la possibilité de séjours de Cardenal dans sa province natale sans l'appui de quelque puissant protecteur. Il est plus que probable que le vicomte de Polignac, adversaire né de l'évêque du Puy, dont le château s'élève à quelque distance de la capitale vellave, ait été ce protecteur.

*

Au cours de cette période, au cours de laquelle le poète est dans la force de l'âge il voyage beaucoup. Outre les déplacements pour accompagner Raimon VI, et les allers-retours en Velay , il fréquente d'autres cours :

  • celle du comte Gui II d'Auvergne (le "comte Guio ou Guigo" ) auquel il adresse un sirventès porté par son jongleur à sa résidence ordinaire du château de Tournoël, près de Riom.
  • celle d'Eble de Clermont, frère de Gui , seigneur d'Olliergues (entre Thiers et Ambert) qui tenait cour en son château dominant une boucle de la Dore.
  • Il est plausible aussi que dans ces années-là, il ait pu visiter la cour de Pierre II d'Aragon (mort en 1213 à la bataille de Muret) . Celui-ci était le beau-frère de Raimon VI (Eléonore d'Aragon fut la cinquième et dernière femme de Raimon VI. Une autre soeur de Pierre, Sancha épousera Raimon VII en 1211

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(1180-1200)
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(1200-1204)
Une cour de mille amis amie
(1204-1222)
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(1222-1249)
L'errance
(1249-1260)
Le patriarche de Montpellier
(1260-1278)