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La Courtoisie insurgée
Essai sur Pèire Cardenal


(7) Le patriarche de Montpellier (1260-1278)

 

C'est à Montpellier qu'il s'établit enfin. Montpellier où le roi d'Aragon Jacques Ier (Jaime) le Conquérant (1213-1276), d'ailleurs natif de cette ville, maintient une "belle cour de troubadours et de jongleurs" qui, à l'abri de l'Inquisition, continuent d'y chanter la civilisation du joi d'amor .
Parmi les plus connus des poètes ayant fréquenté cette cour prestigieuse : Guilhem Montanhagol, Bernart Sicart de Marvejols, Cerveri de Girona, et peut-être Sordel, Uc de Saint-Circ...

Miquel de la Tor dans la biographie de Pèire Cardenal écrit : E molt fo onratz e grazitz per mon seingnor, lo bon rei Jacme d'Aragon ( "Et il fut fort honoré et apprécié par mon seigneur le bon roi Jacques d'Aragon")
Il n'est pas interdit de penser que parmi les honneurs que le bon roi Jacques d'Aragon accorda à Cardenal, a pu figurer une charge quelconque dans le domaine de la juridiction. (Charge qui aurait pu continuer à être tenue par le Pierre Cardinal dont il a déjà été question dans le paragraphe consacré au mariage du poète.)

Il est probable que Cardenal devait jouir à Montpellier d'une popularité certaine et exercer une certaine influence intellectuelle puisque Matfre Ermengaud qui fut étudiant en cette ville à ce moment-là, évoque neuf fois Cardenal, "cet homme de très grande sagesse", dans son Breviari d'amor, sur un ton de grande estime et de profond respect .

C'est aussi l'époque où étudient à Montpellier Raymond Lulle, Arnaut de Villeneuve, protecteur des spirituels, Pèire Olieu (Pierre Olive) , théologien et chef de file des spirituels.Olieu a sans doute rencontré Cardenal qui vivait comme lui au milieu de ce peuple qui se mettait avec enthousiasme à la suite des Spirituels comme l'attestent au début du XIVe siècle les procès de l'Inquisition dans le Languedoc.

En fait les sentiments qui ont animé les Spirituels sont directement hérités des sentiments qui avaient fait naître la civilisation des troubadours. Deux sont essentiels :

  • d'abord la négation de l'autorité orgueilleuse, car la seule valeur qui donne la vraie connaissance, c'est l'Amour.
  • ensuite l'affirmation que la valeur de l'individu (dans le langage des Spirituels : du chrétien) ne repose que sur la valeur de l'homme en lui-même, " nu comme qui l'on amène au baptême " (suivant l'expression de Cardenal). D'où la valeur accordée au pauvre et à la pauvreté à la suite de Saint François.

L'attitude des Spirituels est essentiellement contestataire. C'est celle d'un peuple moralement exclu de son propre pays. C'est exactement cette attitude que l'on retrouve dans l'œuvre de Cardenal..

*

De cette dernière partie de sa carrière datent : "Jhesus Cristz, nostre salvaire" et "Predicatór" deux grands sermons qui se distinguent d'abord par leur longueur - 328 vers pour le premier, 186 pour le second - et aussi par leur aspect "testament", moral plus que littéraire d'ailleurs, car Cardenal a été, en maint sirventès, plus inspiré que dans ces deux pièces. Cependant ces deux longues imprécations ont le mérite de montrer que Cardenal a persisté jusqu'à la fin de sa vie dans la contestation et que cette contestation ne s'est pas affaiblie au cours des ans.

Ces quelques vers extraits d'une autre pièce, le sirventès LXXVIII- "Totz lo mons es vestitz e abarratz" daté de 1272, montrent bien que le poète, bien qu'au moins octogénaire, ne s'est pas apaisé et que plus d'un demi-siècle après "Falsedatz e demezura" il a gardé intacte sa capacité à s'insurger:

Le monde entier est investi et enclos
par la fausseté, et chaque jour elle va croissant
tellement d'heure en heure qu'il en est submergé
et ce débordement est bien loin d'amorcer sa décrue.

On ne peut - hélas! - que constater, plus de sept siècles après que ce sirventès ait été écrit, que le nombre de sommets émergés a effectivement considérablement chuté !...

*

Ayant fréquenté les grands seigneurs, ayant connu la pauvreté, ayant vécu dans la plus brillante civilisation de son temps et l'avoir vu détruite dans la plus extrême brutalité, ayant fait entendre les cris d'agonie et la protestation véhémente de cette civilisation brisée par l'épée et étouffée par l'Inquisition, ayant accompagné et souvent précédé tous les grands mouvements d'idées de ce XIIIème siècle, ayant composé une œuvre remarquable et diverse, Pèire Cardenal pouvait s'éteindre, presque centenaire, au bout d'une vie pleinement remplie:

"Et ieu, maistre Miquel de la Tor, escrivans, fauc asaber d'En Pèire Cardinal, quan passet d'aquesta vida, qu'el avia ben entor cent ans." (Et moi, maître Miquel de la Tor, écrivain, je fais savoir de sire Pèire Cardenal, que, quand il quitta cette vie, il avait bien environ cent ans.)

Les sirventès et les sermons furent recueillis par ce Miquel de la Tor, "de Clarmont d'Alvernha" mais qui vivait à Montpellier, vers 1300, soit environ vingt ans après la mort du poète. Il ne doit pas en manquer beaucoup.
La popularité des sirventès de Cardenal fut grande lors de son vivant et même au-delà puisque, chose assez rare pour l'époque, ils circulaient encore en Languedoc aux environs de 1330 .

La sincérité, l'élévation et la noblesse de pensée de Pèire Cardenal justifient pleinement la place éminente que la postérité a assigné à ce poète malgré le (relatif) oubli actuel.

***

Principales sources : les très nombreuses notes de Lavaud disséminées dans son édition des poésies complètes de P.C., l'étude de Camproux "Présence de Cardenal" et l'article "Cardenal" dans la Nouvelle Histoire de la Littérature Occitane de Lafont et Anatole. Voir sur ce site, les pages "Bibliographie" et "Études et jugements sur P.C." (où l'on pourra trouver - entre autres - les reproductions de ces deux dernières études).

D.E.(2001)


             
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